Chapitre huître

(parce qu'on est dans les mois en « r », Bébert)

Cette fois, la bétaillère de Béru est devenue irrespirable, signe qu'il a recouvré toutes ses facultés.


Avant de quitter l'habitacle, il palpite des narines, dubitatif.

— J'croive que j'sus tombé sur un pois chiche pourri ! affirme-t-il.

— C'est ta ventraille qui est pourrie, gros sac ! tonné-je en m'extrayant de sa guinde.

— Possib', admet-il loyalement.

Il fait quelques pas dans la cour, broyant les gravillons sous son tonnage. Une lune gibbeuse et froide comme un clitoris de Lapone darde des rayons blêmes sur le magnifique ensemble de la ferme du Pinson-Tournan.

— Putain ! éructe le Mastard, elle sent pas l' pâté, cette turne. C'est Berthaga qu'apprécillerait de viv' dans un décor commac !

— Ni coiffeur, ni livreur, ni taureau ! Elle se ferait tarter, ici, ta Gravosse.

Quelque part dans les viscères d'un bâtiment, un corniaud se met à aboyer. « Ta gueule ! » lui intime la voix de son maître. Comme le clébard persiste dans ses vociférations, deux ou trois coups de fouet le rangent à la raison : « kaï-kaï-kaï !!! ».

Brouhaha bienfaiteur que nous mettons à profit pour crocheter la serrure de la maison principale. Inutile de sortir de Polytechnique pour piger que la baraque a été sérieusement visitée. Pas un siège qui ne soit éventré, pas un objet qui ne soit réduit en morceaux minuscules, pas un tableau qui n'ait été démonté, lacéré. Attila en personne aurait jugé ce saccage « hun peu too much » !

— Quel bordel ! grommelle l'Ignoble, en avisant les décombres.

Je te rassure tout de suite, on ne dégauchit aucun macchab sur place ! Mais j'ai franchement du mal à entraver ce que venaient faire ces vandales dans la maison de Mathilde. La mort de Suzie est-elle liée à cette razzia ? Il y a un truc qui m'échappe…

Poussé par son instinct de retriever, Alexandre-Benoît déniche une boutanche de vodka échappée au massacre. Il la déponne et s'en octroie une forte lampée (d'où ça ?)

— Pouah ! Dégueulasse et tiédasse…

— Attends, le réconforté-je, je vais essayer de trouver deux verres et des glaçons.

La cuisine devait être plutôt smart, mais il n'en reste plus grand-chose. L'évier a été descellé, la cuisinière évidée, la porte du frigo désossée. Pour la glace, on est chocolat. Le frigidaire martyrisé est en plein dégivrage. Je jette machinalement un œil à l'intérieur. Trois tranches de jambon en perdition, un croûton de gruyère qui lance des S.O.S., deux rafles de raisin racornies et une cannette de bière éventée… le tout ruisselant de flotte. Je vais pour rebrousser vers le salon lorsque mon regard tombe sur le compartiement freezer. Les glaçons ont fondu dans les deux bacs. Je les vire sans ménagement car il me semble que dessous…

Je grattouille du bout des ongles et racle un rectangle de bristol glissé dans une pochette de plastique souple.

Je secoue le tout au-dessus de l'évier et fais signe à Béru de rappliquer.

— Viens voir, Gros !

Il contemple la photo d'un œil atone qui s'enlubrique à vitesse grand V. L'image montre Mathilde, nue, à quatre pattes, tandis que son neveu Nicolas dans le même appareil la chevauche à la cosaque.

— Voilà ce que cherchaient les mecs ! ricane Béru. Et si y z'avaient pas niqué l' frigo, on n'aurait pas trouvé non plus !

La gravité de mon faciès enraye la jubilation de l'Immonde.

— Réfléchis, A.-B.B., pas les mecs, le mec ! Qui avait intérêt à retrouver ce cliché ?

— Nicolas ! reconnaît le Pachyderme qui débiture aussi vite que son ombre.

— Banco ! Il était l'amant de la seconde femme de son oncle…

— Et joliment même, apprécie Bérurier en contemplant à nouveau la photo. Moive, j'y aurais trituré le berlingot putôt qu'de laisser traîner ma pogne sur l'plumard. M'enfin, on peut pas tout savoir à c't'âge-là.

Je ne me laisse pas démonter par les digressions de l'Ineffable.

— Mélanie les surprend, les photographie. Elle montre le cliché à Nicolas avant de le planquer dans le freezer. A partir de ce moment le cousin doit en passer par ses quatre volontés, sinon elle balance tout à Jacquemart-André. C'est sous cette pression que Nicolas a dévalisé son père et payé la drogue à Paco-le-Balafré.

— Je dis pas le contraire, poursuit Verrat-Cruz, obsédé par la photo, n'empêche que moive j'y aurais mis un doigt dans l'oigne, à la belle-mère, ça agrémente.

Un bruit de moteur puissant et velouté met fin à nos enculubrations. C'est Mathilde qui rapplique à bord de sa Lamborghini. Je l'accueille sur le pas de la porte. Elle est à peine surprise de me voir au milieu de la nuit.

— Bonsoir, madame Mathilde, dis-je en la gratifiant d'un baisemain entre moelleux et liquoreux.

— Il y a un problème ? se rebiffe-t-elle.

— Vous avez déjà vu des flics venir en pleine nuit annoncer de bonnes nouvelles ? lui soufflé-je à l'oreille.

En guise de réponse, je lui plante le cliché compromettant devant les yeux.

— La petite garce, elle nous épiait.

— Et elle faisait chanter Nicolas. Vous aussi, je présume ?

— Jamais, je fais ce que je veux de mon cul et elle le savait bien.

— Nicolas est donc votre amant.

— Etait ! rectifie la femme. Il ne l'est plus depuis la mort de mon mari.

— Pour quelle raison ?

Elle hésite à peine.

— Parce que ce petit con l'a assassiné !

— Z'en n'êtes sûre et certaine ? réagit Béru, jaillissant de l'ombre.

Mathilde est déstabilisée devant ce gnafron concupiscent.

— Il voulait que l'on vive tous les deux, mais moi, je ne tenais pas à quitter mon mari, réplique-t-elle. Alors, quand Léonard a été tué au cours d'une partie de chasse, je me suis dit que…

Ça coince au niveau de la confession. Un petit coup de pouce me paraît indispensable.

— … que Nicolas avait flingué son oncle ?

— J'en suis persuadée et je n'ai plus jamais eu de rapport avec lui.

— Cet après-midi, où étiez-vous ? questionné-je.

— A Metz !

— Quelle idée ? s'étonne l'Innommable.

— Voir ma mère. Le directeur de l'hospice m'a fait prévenir qu'elle était au plus mal.

Je flaire instantanément l'arnaque.

— Et votre mère se portait comme un charme ?

— Un vieux charme, mais elle se portait bien, admet Mathilde.

— J'ai pigé ! braille Béru en se grattant les roustons, signe chez lui d'une proche miction. Nicolas vous a éloignée pour fouiller la casbah et récupérer la photo. Mais il a fait chou blanc.

— Comment ça ? s'inquiète la femme, nous bousculant pour investir sa maison.

Je juge le moment prématuré et j'endigue sa fougue.

— Et Suzie, où était-elle aujourd'hui ?

— Le mercredi, c'est son jour de congé. Elle en profite pour faire du jogging.

— Où ça ?

— Du côté du petit bois. Pourquoi ?

Un bruit de cataracte captive son attention. Elle pousse un cri d'or frais en avisant Béru soulageant sa vessie contre la porte d'entrée.

— Non, mais je rêve ! Ce gros porc est en train d'uriner sur mon perron !

— Oui, mais si, vous voyiez avec quoi, Mathilde ! plaidé-je.

Folle de rage, elle se précipite, découvre la chopine du Gravos et tombe à genoux devant.

— Oh ! mon Dieu, la belle lance ! Permettez que je l'engame ?

— C'-t-à-dire qu' j'ai pas t't' à fait fini.

— C'est pas grave… glllblllglll ! rétorque la nymphe, gargouillant mieux que la fontaine Trevi.


*

*  *


Tout debout sur le perron, qu'il emmanche la Mathilde, mon Béru. Il a juste fait glisser son grimpant et l'effroyable calbute qui colle après, entre jambons et jambonneaux, à la pliure des genoux.

Il faut une fois dans sa vie avoir vu le dard de Sa Majesté coulisser dans la foune d'une donzelle pour bien comprendre le rôle du piston dans le cylindre d'un moteur à explosion.

Ce spectacle devrait être inscrit au programme des écoles de mécanique appliquée.

Jupaille et chemisier retroussés en bourrelet sous le cou, Mathilde hurle de plaisir et ses beuglements se répercutent dans la cour carrée.

— Vvvvvvvvouiiiiiii ! s'égosille-t-elle. Casse-moi le cul ! Défonce-moi ! Pète-moi le prose ! Fais-moi éclater la charnière…

— T'en veux ? gronde le Mastard. Tu vas en avoir, salope !

— Tu le sens comme le con de la rivière poisse ? insiste la fulminante fermière, grande amatrice de David Lean au demeurant.

Béru grasdouble d'ardeur. Je crains même que son membre démesuré ne traverse l'abdomen de sa partenaire. Mais elle est souple, Mathilde, et sa viandasse intime a déjà connu d'impitoyables outrances.

— Tu voyes, me jette un Béru extatique, c' qui m' fait surtout bander avec c'te bourgeoise, c'est l'impression d' jouer un remarque d' l'Amant de Lady Châtelet !

Quelque part dans la ferme, le corniaud se remet à aboyer et une lumière s'éclaire au premier étage du bâtiment nord. Les mugissements de la mère Godemiche s'intensifiant autant que les grognements porcins du Gravos, je m'éloigne discrètement de ce lieu de turpitudes.

Mes pas m'emmènent vers la loge où s'entasse le bois pour l'hiver. Je bascule le bouton d'un commutateur gros comme un mamelon de Berthe et la lumière est. Il a dû s'acharner sur son billot, le Martial, car la pile de bûches s'est allongée d'au moins dix mètres depuis ma première visite. Un bon ouvrier a toujours de bons outils, me répétait Félicie quand, écolier, je rongeais mes crayons et déchiquetais mes gommes. Alors Simplet doit être un bon bûcheron car ses haches sont parfaitement entretenues. Manche ciré, cognée huilée, elles sont alignées par rang de taille contre le mur en une impeccable panoplie. L'une des haches, la seconde en partant de la plus petite, brille par son absence, comme l'écrivait si joliment un auteur à insuccès dans son dernier roman consacré à Sainte-Thérèse-du-Bouddha.

J'ai la certitude qu'elle se trouve actuellement fichée dans le crâne du toubib de Bourg-Moilogne.

Une bise glaciale souffle sur la plaine, me portant les échos de la joute salace qui se déroule sur le perron. Avis à la copulation, Mme Mathilde n'est pas loin du fade. Ses gémissements sont ceux d'une laie voyant son fils aîné devenir marcassin Grand Veneur.

Je cligne des paupières car une bourrasque plus virulente que les autres m'a expédié une brassée de paille et de poussière au visage. Je constate que cette paille s'échappe de sous l'immense porte à double battant d'une grange. Je l'ouvre. Le vent, en s'engouffrant envoie claquer un vantail contre le mur tandis que l'autre se rabat violemment sur moi.

J'évite la charge et peine à fixer les deux battants avec les crochets étudiés pour. Je dégotte le second mamelon de Berthe (on s'en fout d'attraper l'aréole), et allume une rampe de néons chassieux et chiasseux.

Ce local sert à entreposer les gigantesques rouleaux de paille concoctés par les moissonneuses modernes, terminators agricoles capables de rouler un arpent de céréales comme un vulgaire paillasson. Un truc me frappe illico, l'une de ces colossales bobines, celle d'où s'évadent les fétus qui ont attiré mon attention, a été déplacée. Elle se trouve très en avant des autres balles.

Tu comprends que l'envie me prenne de voir ce qui se passe derrière ? Seulement, ce n'est pas avec une fourche que tu déménages la paille, aujourd'hui. D'antan, les costauds du village soulevaient à bout de bras des gerbes plus lourdes qu'eux. O tampax ! O morback ! comme dit le proverbe.

C'est à l'aide d'un fenwick, bon petit diable des temps modernes, que je manœuvre le rouleau. Et là, devine ce que je découvre derrière, bien nichée entre les autres meules ? Un 4 × 4 japonouille, celui-là même qui permisit à Nicolas de nous faussasser compagnie hier après-midi ! Le lieutenant Franco Deport se trompait. Ce véhicule ne s'est pas volatilisé, il s'est empaillé.

Comme je ressors de la grange, la gueule d'un fusil de chasse s'applique contre mon front. Le canon de l'arme est suivi d'une crosse, elle-même pourvue d'une détente sur laquelle un doigt est crispé. Ce doigt appartient à une main prolongeant un bras relié à un tronc assez logiquement surmonté d'une tête qui ne m'est pas inconnue.

— Bonsoir, Aimé, articulé-je.

— Vous, commissaire ?

— Moi.

Le contremaître abaisse son arme et pousse un long soupir.

— C'est pas une heure pour visiter une ferme…

— Il n'y a pas d'heure pour ce genre de découverte, dis-je en lui montrant la japonaiserie-quattro. Donnez-moi votre fusil.

Avant de me tendre sa carabine, Aimé la casse pour me montrer qu'elle n'était pas chargée. J'apprécie le détail à sa juste valeur.

— Je crois qu'une explication est nécessaire, mon vieux. Que fait la voiture de Nicolas dissimulée sous ces tonnes de paille ?

N'importe quel mec accablé, t'as remarqué, baisse la tête. L'humain partage avec la bête de somme l'art de courber l'échine quand une force s'impose à lui.

— Monsieur Nicolas savait la vérité…

— A propos de quoi ?

— De la mort de son oncle.

— Léonard ? Le mari de Mathilde ? le harcelé-je.

Aimé ne peut réprimer un sanglot.

— La balle qui l'a tué, c'est Martial qui l'a tirée ! Accidentellement, bien sûr. Il m'avait chipé mon fusil. Il voulait participer à la battue…

Le type s'accroche à mon revers, le visage inondé de larmes.

— Martial est un garçon costaud. Il ignore que son mental n'est pas à la hauteur de ses muscles ! Si les flics avaient su… ils l'auraient fait interner. Je ne voulais pas qu'on me le prenne ! Sa mère nous a quittés le jour où elle a appris qu'il n'était pas tout à fait normal. Il est heureux avec moi, je vous assure !

D'un geste ferme mais courtois, je me dégage du contremaître.

— Calmez-vous, Aimé. Personne ne vous retirera votre gosse, je vous le promets ! Seulement… il faut que vous m'aidiez !

— Je suis prêt à tout pour garder mon fils, lâche-t-il, la gorge nouée.

L'homme me regarde. Je sens qu'il est sincère.

— Après avoir caché le 4 × 4, vous avez prêté votre voiture à Nicolas ?

Aimé hoche son pauvre visage en signe d'assentiment.

— Quel type de véhicule ?

— Une Clio blanche.

— Je commence à comprendre… Nicolas vous tenait, et vous avez été obligé de lui obéir.

L'insurgeance 26 du contremaître est telle qu'il me saute à la gorge.

— Je vous interdis de proférer de pareilles ignominies ! hurle-t-il.

Je suis contraint de lui aligner une tarte pour le ramener à la raison. Il se confesse alors complet. Il est formel, je fais fausse route. Nicolas n'a jamais exercé de pression sur lui, bien au contraire. S'il avait dénoncé Martial, il se serait innocenté aux yeux de Mathilde et ne l'aurait pas perdue pour toujours. Mais jamais ce jeune garçon n'a eu la tentation de trahir le secret. « Je le connais depuis qu'il est haut comme ça. C'est un garçon bien. »

— Il a quand même tiré sur un flic, objecté-je.

— Il était terrorisé à l'idée que son père puisse découvrir sa correspondance.

— C'est ce qu'il emportait dans sa grosse enveloppe ?

— Les lettres de Mathilde, oui. Personne ne les retrouvera jamais. Je les ai brûlées moi-même. Maintenant, vous pouvez m'arrêter, commissaire, mais je vous jure que je n'ai jamais rien fait de mal. Et mon Martial encore moins, à part une maladresse avec mon fusil.

Sautant du coq à l'âne, je demande à Aimé où pourrait bien se trouver la hache manquant à la collection.

— Il y a longtemps que je l'ai prêtée.

Il regrette aussitôt d'avoir moufté trop vite.

— Prêtée à qui ? insisté-je.

— A Nicolas, l'hiver dernier.

Un cri de jouissance éperdue traverse la cour, déchiré, suppliquant, magistral, prolongé d'un râle interminable de goret égorgé. Il ne fait pas dans la dentelle, mon Béru, quand il prend son panard.


*

*  *


C'est à bord du 4 × 4 nippon-ni-mauvais de Nicolas que nous nous rendons au château de la Vieille-Nave, la limousine du Gravos ayant refusé de démarrer pour cause de froidure.

— Tu voyes, me dit Béru en s'étirant sur le siège passager, les deux victimesses sont des filles d' la campagne. A mon avis, on a z'affaire à un céréales killer 27 .

— D'accord avec toi, opinel-je. Avec une nuance, cependant : les serial killers frappent une catégorie de filles bien précise, mais au hasard. Ici, le meurtrier s'acharne sur un même microcosme. Comme s'il voulait punir les femmes de son entourage.

— Pas d'accord ! réfute le Mastard. Au cours durant la partie d'rave, le céréales killer repère la Mélanie. Il la massac', mais il a également aussi flashé sur la Suzie. Y r'vient hier pour lu' faire sa joie d'viv ! Logique !

— Illogique ! laguiolé-je, ce qui est le contraire d'opineller. Suzie se trouvait aux Seychelles le soir de la rave-party. Or, celui ou celle qui l'a tuée savait que le mercredi la rouquine allait faire son jogging vers le bois Gratte-Merde.

— Conclusion ?

— On va réveiller Jacquemart-André.

— L'dab à Nicolas ? questionne Béru. Tu penses que…

— Je pense qu'il sait peut-être où se trouve son fils.

— Et toi ? Tu sais au moinsse où c' qu'y s'trouve, le tien ? fait cruellement l'Implacable.


*

*  *


Nous pénétrons phares éteints dans la cour d'honneur gravillonnée du château. Tout est calme, sombre et serein. Il me semble apercevoir une lueur furtive faisant miroiter un instant l'une des lucarnes au dernier étage de la bâtisse.

— Tu as vu ? demandé-je à Béru.

— Quoi t'est-ce ?

L'effet de mon imagination ? Un éclat de lune ou d'étoile polaire sur une vitre ?

— Rien, Gros, une vague impression.

On tambourine à la porte principale. Tu me feras remarquer qu'à trois plombes du mat', on se situe bien en deçà et delà des heures légales. Mais la légalité de mes actes m'importe moins que leur légitimité.

D'ailleurs Jacquemart-André, en pyjama de soie, nous accueille à bras ouverts. Il dégaine sur-le-champ une bouteille d'Armagnac d'un millésime remontant à Napoléon III. Inutile de te dire que Sa Majesté est sensible à cet honneur rendu tant à son ascendance 28 qu'à son alcoolisme chronique. Ça trinque tous azimuts. Mieux vaut donc poser les questions pendant qu'on peut encore espérer des réponses.

— Mon cher Godemiche, sais-tu que Suzie, la bonne de Mathilde est morte ?

— Sida ! pronostique le châtelain-fermier.

— Et le docteur Collot aussi.

— Cirrhose !

— Assassinés ! Tous les deux ! Et peut-être par ton fils.

Cette fois sa désinvolture s'effrite comme un mur belge. Il s'attrape la tête à deux mains.

— J'étais sûr qu'il s'était embringué dans un mauvais coup, soupire-t-il.

Béru lui tend son glass.

— Tiens, mec, bois ! C'est pas quand on a des soucis qu'y faut s'arrêter d' picoler.

J.-A. avale une gorgée, machinalement.

— Il vaut mieux que je déballe mon sac, dit-il d'un ton pitoyable.

— On t'écoute, l'incité-je.

— La rumeur court que Nicolas a tué mon frère Léonard, mais à mon avis quelqu'un le tient et le fait chanter. C'est pour ça qu'il a piqué dans mon coffre.

— Et qu't'as pas porté plainte ? poursuit Alexandre-Benoît.

— Exact. Ça expliquerait aussi pourquoi il s'est enfui après avoir tiré sur votre collègue.

Je laisse passer un ange dont le vol est délicatement escorté par une escadrille de la Louf-tant-que-ça signée Béru.

— Il est vrai que Mélanie exerçait une pression sur ton fils et c'est pour régler un deal de coke qu'il lui a refilé ton pognon. Mais ce n'est pas lui qui a tué ton frère, ni volontairement, ni même accidentellement.

Requinqué par mes paroles, Jacquemart-André brandit son verre et lance son fameux cri de ralliement.

— Ça s'arrose !

— Santé ! brame le Gravos.

Moi, comme se plaisait à le souligner ma grand-mère paternelle quand j'ai quelque chose dans la tête, je ne l'ai pas ailleurs.

— As-tu une idée de l'endroit où pourrait se cacher Nicolas ?

— Pas la moindre. Il a beaucoup de relations, mais pas d'amis. Je crois que le seul type sur qui il puisse compter, c'est Aimé. A part moi, bien sûr.

— Si par hasard il te contactait, hasardé-je, tu me préviendrais ?

Le colosse éclate de son rire tonitruant.

— Bien sûr que non ! Tu ne me vois quand même pas balancer mon propre fils, même si c'est un petit glandeur ? Non… Je lui conseillerais de se constituer prisonnier avant de commettre l'irréparable.

— S'il ne l'a pas déjà commis, souligné-je perfidement.

— Non. Nicolas n'est pas un tueur. Avec son adresse, s'il avait voulu vous descendre, Roykeau et toi, ça ne faisait pas un pli.

— A quelle heure es-tu rentré de Paris, hier ?

— Vers 20 heures.

— Tu es passé par l'autoroute ?

— Evidemment.

— Tu dois pouvoir présenter le ticket de péage, alors ?

Il hausse les épaules.

— J'en sais rien. En général, je le balance.

Je tords le naze.

— Après mon coup de fil t'apprenant que Nicolas avait tiré sur un flic, tu n'es pas rentré précipitamment ? m'étonné-je.

— J'ai appelé le préfet, répond Jacquemart, d'un ton indolent. C'est un copain. J'ai rendez-vous demain matin avec lui pour évoquer l'affaire.

— En rentrant, tu n'as rien remarqué de spécial, du côté du bois Gratte-Merde ?

— Si. Une voiture de gendarmerie.

— Ça ne t'a pas étonné ? le harcelé-je.

— Pourquoi ? Dans la maréchaussée on chie comme tout le monde.

— Je te trouve bien peu concerné par ce qui se passe autour de toi, maugréé-je. Ça ne t'intéresse pas de savoir comment Suzie est morte ?

— Pas spécialement.

— Eventrée ! comme Mélanie.

— C'est son problème…

Godemiche liquide son verre cul sec et me sourit.

— Je vais te faire une confidence, San-A, depuis la mort de ma femme, les événements glissent sur moi mieux que l'averse sur le plumage d'un canard.

Jacquemart-André affiche brusquement un impressionnant coup de bambou. Son faciès devient livide, ses mains tremblent et son corps est animé d'incontrôlables vibrations. Idem notre premier entretien.

— Dis donc, y tient pas le litre, ton pote ! s'indigne Béru.

— Epilepsie.

Je cherche dans les poches de Jacquemart et trouve sa tablette de médicament. L'ayant vu faire par son fils, je lui fourre trois pilules dans la gueule et presque aussitôt son agitation s'apaise.

— Normalement, il va récupérer, expliqué-je au Gros. Tu le veilles. Moi, je vais faire un tour du propriétaire.

L'œil plus brillant qu'une météorite s'abattant sur la tour Eiffel un soir de feu d'artifice, l'Infernal me désigne la boutanche d'Armagnac.

— Pas de souci, mec ! On est deux infirmières à son chevet !

Poussé par mon démon-gardien, je ne puis m'empêcher d'aller reluquer dans les étages, du côté de la lucarne qui m'a fait de l'œil lorsque nous sommes arrivés. J'emmanche plusieurs escadrins, me fiant à mon sens suraigu de l'orientation et débarque dans un grenier devant une porte bouclée à double tour. Tu n'as pas oublié les vertus de mon sésame, toi mon Fidèle que j'aimais déjà inconstant ? Clic, clac, et la bobinette rend l'âme.

Je pénètre dans une pièce ménagée sous un comble brisé qu'un auteur moins sourcilleux du détail aurait appelé une mansarde. J'allume ma torche de calbute et la promène autour de moi. L'endroit me déçoit car il est plus vide que ta dernière pensée du jour. En revanche, je suis surpris par la propreté des lieux. Pas une toile d'araignée, pas une crotte de mulot, pas une chiure de mouche, pas un grain de poussière. On croirait que le ménage est fait tous les matins dans ce vieux galetas, alors que les corridors qui y conduisent font penser à la partie la plus sordide d'un train fantôme ou du musée des horreurs.

La lucarne d'où il m'a semblé voir danser une loupiote est close. Je l'ouvre en grand pour évacuer l'odeur de renfermé un peu âcre et fétide de l'insolite pièce. Je me demande si ce grenier ne servirait pas de refuge à quelqu'un.

Je jette un œil dans la cour. Mes quinquets s'accoutumant à l'obscurité, je remarque une silhouette qui tourne autour du 4 × 4 de Nicolas.

Je referme silencieusement la fenêtre et bondis dans les escaliers. M'appuyant sur la rampe, je dévale les marches à la vitesse d'un bobsleigh lorsque le Prince de Moncaca pousse par-derrière.

Au salon, ces messieurs ont entonné le grand répertoire. J'entends Jacquemart bramer le plus élégant couplet des « Cent Louis d'or ».

« Au premier relais sur la rouououououte

Nous descendîmes promptement

Au cul, il faut que je te fouououououte

Ne pouvant te foutre autrement »


L'organe béruréen, viné à souhait, reprend en canon.

« Ne pouvant te foutre autrement

Je t'enculai toute la nuiiiiiiiiit »


Je jaillis hors du château et les flonflons de cette gracieuse mélopée s'estompent tandis que je cours dans les graviers. Oyant ma cavalcade, le rôdeur, pas manchot côté réflexes, grimpe dans la bagnole et démarre. Je suis vraiment un lavedu, car j'ai laissé les clés flotter sous le volant. Une gerbe de caillasse me fuse à la poire et l'engin s'esbigne façon Ariane 5 vers la sortie de la cour.

Putain d'Adèle ! Je ne vais pas me laisser niquer cette chignole une seconde fois ! Je reluque alors la BMW triple-hémorroïde-culbutée de Godemiche garée à deux jets de sperme de là, et l'investis avec la délicatesse de la division Das Reich pénétrant dans Oradour-sur-Glane. Hélas, ce grand con, lui, a empoché ses chiave et sa bagnole de deux tonnes ne m'est pas plus utile qu'un haricot de mouton. Force m'est de regarder le 4 × 4 me tirer un pied de nez avec son pot d'échappement, ce qui, tu en conviendras, est plus insultant (du Maroc) qu'un bras d'honneur.

Les pistes, les fausses pistes et les culs-de-sac s'entrecroisent avec opiniâtreté dans cette enquête, non ? Je m'y sens aussi à l'aise que le Minotaure dans le labyrinthe de Dédale. Mon moral est à peu près celui d'un mec qui poireaute depuis dix minutes devant la porte des chiottes d'un « trois étoiles Michelin », se demandant si sa gonzesse n'est pas en train de changer le filtre de sa Marlboro rouge, ce qui nuirait gravement à la santé de ses projets culiers.

Je quitte la guinde et lorsque je claque la portière, un petit rectangle de papelard danse comme un papillon dans la nuit. Je le chope avant qu'il n'atteigne le sol et le déchiffre. Il s'agit du reçu acquitté en carte bleue, attestant que Jacquemart-André a franchi le péage de Chartres hier soir à 19 h 48. Ce qui est conforme à ses déclarations et prouve qu'il est arrivé dans la région bien après les meurtres de Suzie et du Dr Albert Collot. Dont acte.

Plus morose que le jour où ta femme t'a crié « plus fort Lucien » alors que tu t'appelles Gilbert, je me dirige vers l'entrée du château. Je bute sur un objet que je ramasse. C'est un roller d'un genre très perfectionné. J'active le pas et regagne au plus vite le salon.

Mes zèbres en sont à « la pompe à merde », romantique ritournelle dont les paroles fusent d'un Godemiche à la limite du hors jeu :


 « … Et pompons-la gaîment

 Et envoyons faire foutre ceux qui sont pas des frères

 Pompons la merde et pompons-la gaîment

 Et envoyons faire foutre ceux qui sont pas contents »



— T'es nul ! proteste Béru. La seule chanson qui vailliasse la peine qu'on s' fasse péter le lynx et toutes les cordes vocables, c'est les Matelassiers !

« Cardons, cardons,

Nous sommes les matelassiers »


C'est le moment pour moi d'intervenir, car lorsque Bibendum attaque cette chanson, ça veut dire qu'il a dépassé la cote d'alerte.

Je pousse une beuglante de barreur d'aviron.

— Hé ! Ho !

Le tandem de poivrots me considère en papillotant de leurs paupières plus légères que des cormorans après le passage de l'Erica.

— C't' à quel sujet ? savonne Béru.

— De ça ! gueulé-je, en agitant le roller comme une pendule.

— Héhéhé ! Marrant ! fait Jacquemart.

— Pourquoi ?

— Hier soir, en rentrant… J'ai vu un jeune mec qui roulait sur des machins pareils. Mais il en avait deux !

— Comme moi ! rajoute l'Immonde, plus bourré que chez Bourré.

— A quel endroit ? demandé-je, irrité de l'intervention du Gros.

— Pas loin d'ici, précise Godemiche en s'efforçant au sérieux. Il fonçait presque aussi vite que moi.

— T'es sûr que t'as pas eu une hallucination collective pour toi tout seul ? s'étonne le Mastard.

— Non ! Il portait un sac à dos. Je me suis dit que ça devait être un bûcheron…

— Un bûcheron ?

— A cause des haches !

— Quelles haches ? insisté-je.

Jacquemart-André frictionne sa barbe naissante.

— Il me semble qu'il trimbalait des haches dans sa sacoche.


*

*  *


Le lendemain matin, un garago du coin est venu changer la batterie de la D.S. de Béru à la ferme du Pinson-Tournan et nous avons pu rallier le commissariat de Chartres.

En homme courageux, Roykeau avait déjà regagné son bureau. Sa main blessée ressemblait à un coussin de pianiste et sa mine affichait le hâle d'un Pierrot tuberculeux.

Lui et son adjoint Deport nous ont fait le point de l'enquête. Un seul des trois spermes trouvé dans le corps de Mélanie a pu être identifié. C'est celui de…

Mais laissons passer une page de publicité.


*

*  *


Je t'ai fait chier, là, hein ? Et pourtant, il ne t'a pas fallu plus de cinq secondes pour sauter d'un paragraphe à l'autre. Alors t'imagines à la télé quand tu dois t'appuyer la météo qui t'annonce de la chiasse pour le restant de tes jours, le tirage du loto dont t'as perdu le billet, le résultat d'un tiercé que t'as pas joué. Et la pub pour le parfum de la gonzesse qui vient de te plaquer.

Lis San-A ! Je suis de tout cœur et j'te fais pas cocu.

Le sperme ? C'est celui de Nicolas.

Copulation consentie ou viol ? Il faudra le démontrer !

Autre information : Suzie, elle, n'a pas été violée. On lui a simplement démoli le portrait, déchiqueté les nibards et sucré les légumes.

Un petit détail : les flics ont établi la preuve que mon fils n'avait pas quitté Chartres. Un cheminot l'a vu sauter du train pour Paris et gagner le centre ville.

Paquet cadeau : la vendeuse d'un magasin de sport affirme que mon Antoine lui a acheté une paire de rollers.

Elle est pas belle, la vie quand elle s'en mêle ?




Céréales killer
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